Témoignages de terrain - Turquie - La découverte du souterrain de Crésus
Rencontre avec Eric Gilli, professeur de géographie
Nous sommes en 550 avant J.-C., dans le royaume de Lydie (qui couvre presque toute l'Asie mineure actuelle : afficher la carte) alors que son puissant roi Crésus s'apprête à lancer ses armées contre son voisin, le Perse Cyrus II.
Crésus est passé à la postérité pour ses fabuleuses richesses : le fleuve Pactole lui fournissait ses sables aurifères. Un autre fleuve, l'Halys, marquait la frontière avec le royaume des Mèdes. Or le roi des Mèdes, beau-frère de Crésus, vient d'être vaincu par Cyrus, un conquérant venu de l'Iran actuel. Malgré l'avis de sages conseillers :
Seigneur, vous vous disposez à faire la guerre à des peuples qui ne sont vêtus que de peaux, qui se nourrissent, non de ce qu'ils voudraient avoir, mais de ce qu'ils ont, parce que leur pays est rude et stérile ; à des peuples qui, faute de vin, ne s'abreuvent que d'eau, qui ne connaissent ni les figues, ni aucun autre fruit agréable. Vainqueur, qu'enlèverez-vous à des gens qui n'ont rien ? Vaincu, considérez que de biens vous allez perdre !, Crésus ne peut résister à la convoitise et envoie ses armées sur les terres mèdes, en Cappadoce. Il se heurte alors à un obstacle de taille : comment franchir l'Halys ?
Hérodote, le grand historien de l'Antiquité, rapporte ceci :
S'il faut en croire la plupart des Grecs, Thalès de Milet lui en ouvrit le passage. Crésus, disent-ils, étant embarrassé pour faire traverser l'Halys à son armée, parce que les ponts qui sont maintenant sur cette rivière n'existaient point encore en ce temps-là, Thalès, qui était alors au camp, fit passer à la droite de l'armée le fleuve, qui coulait à la gauche. Voici de quelle manière il s'y prit. Il fit creuser, en commençant au-dessus du camp, un canal profond en forme de croissant, afin que l'armée pût l'avoir à dos dans la position où elle était. Le fleuve, ayant été détourné de l'ancien canal dans le nouveau, longea derechef l'armée, et rentra au-dessous de son ancien lit. Il ne fut pas plutôt partagé en deux bras, qu'il devint également guéable dans l'un et dans l'autre.
2500 ans après...
Je viens d'explorer un incroyable souterrain en Turquie, dans la région de la Cappadoce. Il s'agit d'un ouvrage de dérivation d'un fleuve majeur pour y aménager un gué et permettre son franchissement. C'est probablement celui qu'Hérodote a décrit et attribué à Thalès, et par lequel le roi Crésus serait passé pour attaquer son voisin perse Cyrus II en 550 avant J.-C, explique Éric Gilli, karstologue, spéléologue et professeur à l'université Paris 8.
Le souterrain découvert est creusé au pied d'une petite montagne qui borde le Kizilirmak (l'Halys de l'Antiquité grecque). 9 mètres de large, 177 m de long et une hauteur estimée entre 2 et 4 m, une estimation car "le sol est recouvert de sable de rivière". Selon Eric Gilli, les travaux de creusement ont été titanesques et ont nécessité le déplacement de 12.800 tonnes de matériaux.
Comment fonctionnait ce souterrain ?
Le fleuve s'engouffrait par une ouverture dans ce demi-cercle presque parfait (le croissant cité par Hérodote) et ressortait par l'autre ouverture. Cette dérivation est restée en place bien longtemps après le passage de l'armée comme le prouvent l'épaisseur des sédiments et l'érosion des parois. « Dans les endroits qui n'ont pas été érodés par le courant du fleuve, on voit encore les marques des pics et les niches où étaient posées les lampes à huile », indique Éric Gilli. Il ne fait pas de doute pour lui que le tunnel a été fait par l'homme même s'il n'exclut pas que ses concepteurs ont pu agrandir un court-circuit hydraulique naturel.
Notons toutefois qu'Hérodote ne partageait pas l'opinion de la plupart des Grecs sur ce souterrain. Lui avance une autre explication : Quand il fut arrivé sur les bords de l'Halys, il le fit, à ce que je crois, passer à son armée sur les ponts qu'on y voit à présent. Eric Gilli s'oppose avec deux objections à l'avis d'Hérodote qui n'est jamais allé sur place.
Première objection : les tufs volcaniques de Cappadoce sont très friables et donc inadaptés à la construction d'une arche de grande portée. De plus, « en Cappadoce, les gens ont toujours eu l'habitude de creuser des habitations troglodytes » : creuser un canal souterrain était donc à la portée des Lydiens.
Seconde objection : l'Halys (le Kizilirmak d'aujourd'hui) est un fleuve sujet à des crues très violentes. À travers toute l'histoire et même récemment, les populations locales se plaignent de ponts détruits par la montée brutale des eaux.
Eric Gilli est désormais à la recherche de financements afin de monter un programme de recherche franco-turc et en savoir un peu plus sur cet ouvrage étonnant. Sondages, recherches d'objets, datations, cartographies des lieux, fouilles des nombreuses habitations troglodytes surplombant le fleuve, le travail ne manque pas. En attendant, il garde secret l'emplacement de sa découverte. Quand il en a fait part au maire du village, celui-ci a été très étonné. Personne n'avait jamais osé s'avancer dans la cavité à cause des chauves-souris et des mauvaises odeurs. Le spéléologue de Paris 8 avait repéré les deux entrées du tunnel en 1984 lors d'un de ces nombreux voyages dans la région. Il avait déjà dressé quelques croquis. C'est la lecture d'Hérodote et l'examen des images satellites de Google Earth qui l'ont décidé à retourner sur place.
Nous avions laissé les armées de Crésus sur le gué découvert par la dérivation du fleuve. Quelle fut l'issue de la guerre ? Ecoutons Hérodote.
Après le passage de l'Halys, Crésus avec son armée arriva dans la partie de la Cappadoce appelée la Ptérie. [...] Les deux armées s'essayèrent mutuellement dans la Ptérie par de violentes escarmouches. On en vint ensuite à une action générale, qui fut vive, et où il périt beaucoup de monde des deux côtés. La guerre s'achève par la défaite de Crésus malgré le talent de ses soldats. Il n'y avait point alors en Asie de nation plus brave ni plus belliqueuse que les Lydiens. Ils combattaient à cheval avec de longues piques, et étaient excellents cavaliers. Cyrus est en effet un roi bien conseillé : pour défaire la cavalerie lydienne, la ruse des chameaux est imaginée. Elle se trouve ici.
Riche comme Crésus nous est resté mais son vainqueur, lui, est passé dans l'histoire en tant que Cyrus le Grand, fondateur de l'immense empire perse.
Mai 2013
Rencontre avec Eric Gilli, professeur de géographie
Nous sommes en 550 avant J.-C., dans le royaume de Lydie (qui couvre presque toute l'Asie mineure actuelle : afficher la carte) alors que son puissant roi Crésus s'apprête à lancer ses armées contre son voisin, le Perse Cyrus II.
Crésus est passé à la postérité pour ses fabuleuses richesses : le fleuve Pactole lui fournissait ses sables aurifères. Un autre fleuve, l'Halys, marquait la frontière avec le royaume des Mèdes. Or le roi des Mèdes, beau-frère de Crésus, vient d'être vaincu par Cyrus, un conquérant venu de l'Iran actuel. Malgré l'avis de sages conseillers :
Seigneur, vous vous disposez à faire la guerre à des peuples qui ne sont vêtus que de peaux, qui se nourrissent, non de ce qu'ils voudraient avoir, mais de ce qu'ils ont, parce que leur pays est rude et stérile ; à des peuples qui, faute de vin, ne s'abreuvent que d'eau, qui ne connaissent ni les figues, ni aucun autre fruit agréable. Vainqueur, qu'enlèverez-vous à des gens qui n'ont rien ? Vaincu, considérez que de biens vous allez perdre !, Crésus ne peut résister à la convoitise et envoie ses armées sur les terres mèdes, en Cappadoce. Il se heurte alors à un obstacle de taille : comment franchir l'Halys ?
Hérodote, le grand historien de l'Antiquité, rapporte ceci :
S'il faut en croire la plupart des Grecs, Thalès de Milet lui en ouvrit le passage. Crésus, disent-ils, étant embarrassé pour faire traverser l'Halys à son armée, parce que les ponts qui sont maintenant sur cette rivière n'existaient point encore en ce temps-là, Thalès, qui était alors au camp, fit passer à la droite de l'armée le fleuve, qui coulait à la gauche. Voici de quelle manière il s'y prit. Il fit creuser, en commençant au-dessus du camp, un canal profond en forme de croissant, afin que l'armée pût l'avoir à dos dans la position où elle était. Le fleuve, ayant été détourné de l'ancien canal dans le nouveau, longea derechef l'armée, et rentra au-dessous de son ancien lit. Il ne fut pas plutôt partagé en deux bras, qu'il devint également guéable dans l'un et dans l'autre.
2500 ans après...
Je viens d'explorer un incroyable souterrain en Turquie, dans la région de la Cappadoce. Il s'agit d'un ouvrage de dérivation d'un fleuve majeur pour y aménager un gué et permettre son franchissement. C'est probablement celui qu'Hérodote a décrit et attribué à Thalès, et par lequel le roi Crésus serait passé pour attaquer son voisin perse Cyrus II en 550 avant J.-C, explique Éric Gilli, karstologue, spéléologue et professeur à l'université Paris 8.
Le souterrain découvert est creusé au pied d'une petite montagne qui borde le Kizilirmak (l'Halys de l'Antiquité grecque). 9 mètres de large, 177 m de long et une hauteur estimée entre 2 et 4 m, une estimation car "le sol est recouvert de sable de rivière". Selon Eric Gilli, les travaux de creusement ont été titanesques et ont nécessité le déplacement de 12.800 tonnes de matériaux.
Comment fonctionnait ce souterrain ?
Le fleuve s'engouffrait par une ouverture dans ce demi-cercle presque parfait (le croissant cité par Hérodote) et ressortait par l'autre ouverture. Cette dérivation est restée en place bien longtemps après le passage de l'armée comme le prouvent l'épaisseur des sédiments et l'érosion des parois. « Dans les endroits qui n'ont pas été érodés par le courant du fleuve, on voit encore les marques des pics et les niches où étaient posées les lampes à huile », indique Éric Gilli. Il ne fait pas de doute pour lui que le tunnel a été fait par l'homme même s'il n'exclut pas que ses concepteurs ont pu agrandir un court-circuit hydraulique naturel.
Notons toutefois qu'Hérodote ne partageait pas l'opinion de la plupart des Grecs sur ce souterrain. Lui avance une autre explication : Quand il fut arrivé sur les bords de l'Halys, il le fit, à ce que je crois, passer à son armée sur les ponts qu'on y voit à présent. Eric Gilli s'oppose avec deux objections à l'avis d'Hérodote qui n'est jamais allé sur place.
Première objection : les tufs volcaniques de Cappadoce sont très friables et donc inadaptés à la construction d'une arche de grande portée. De plus, « en Cappadoce, les gens ont toujours eu l'habitude de creuser des habitations troglodytes » : creuser un canal souterrain était donc à la portée des Lydiens.
Seconde objection : l'Halys (le Kizilirmak d'aujourd'hui) est un fleuve sujet à des crues très violentes. À travers toute l'histoire et même récemment, les populations locales se plaignent de ponts détruits par la montée brutale des eaux.
Eric Gilli est désormais à la recherche de financements afin de monter un programme de recherche franco-turc et en savoir un peu plus sur cet ouvrage étonnant. Sondages, recherches d'objets, datations, cartographies des lieux, fouilles des nombreuses habitations troglodytes surplombant le fleuve, le travail ne manque pas. En attendant, il garde secret l'emplacement de sa découverte. Quand il en a fait part au maire du village, celui-ci a été très étonné. Personne n'avait jamais osé s'avancer dans la cavité à cause des chauves-souris et des mauvaises odeurs. Le spéléologue de Paris 8 avait repéré les deux entrées du tunnel en 1984 lors d'un de ces nombreux voyages dans la région. Il avait déjà dressé quelques croquis. C'est la lecture d'Hérodote et l'examen des images satellites de Google Earth qui l'ont décidé à retourner sur place.
Nous avions laissé les armées de Crésus sur le gué découvert par la dérivation du fleuve. Quelle fut l'issue de la guerre ? Ecoutons Hérodote.
Après le passage de l'Halys, Crésus avec son armée arriva dans la partie de la Cappadoce appelée la Ptérie. [...] Les deux armées s'essayèrent mutuellement dans la Ptérie par de violentes escarmouches. On en vint ensuite à une action générale, qui fut vive, et où il périt beaucoup de monde des deux côtés. La guerre s'achève par la défaite de Crésus malgré le talent de ses soldats. Il n'y avait point alors en Asie de nation plus brave ni plus belliqueuse que les Lydiens. Ils combattaient à cheval avec de longues piques, et étaient excellents cavaliers. Cyrus est en effet un roi bien conseillé : pour défaire la cavalerie lydienne, la ruse des chameaux est imaginée. Elle se trouve ici.
Riche comme Crésus nous est resté mais son vainqueur, lui, est passé dans l'histoire en tant que Cyrus le Grand, fondateur de l'immense empire perse.
Mai 2013